Les émotions et le conflit

 

Y-a-t-il des émotions dans chaque conflit  ?

Lors d'une médiation commerciale internationale entre une société autrichienne et une société turque que j'ai co-médiée, j'ai interrogé l'un des représentants de la société turque sur ce qu'il avait ressenti suite à l'absence de réaction de la société autrichienne fasse à ses nombreux emails informant cette dernière des défauts présents sur les billes d'acier commandées.

Il m'a rétorqué qu'il n'y avait pas d'émotion dans le "business" et que là n'était pas l'une des sources du conflit. La session de médiation a continué à évoluer en fonction des divers thématiques soulevées par les parties mais le sujet de la réception de l'information du défaut présenté par les billes d'acier et de la réaction de la société autrichienne n'a cessé de revenir sur la table et la tension continuait de monter. En médiation, on a souvent tendance à contenir et à réduire les tensions afin que les participants restent dans état émotionnel leur permettant de trouver un accord. J'ai fait le choix inverse cette fois-ci. A force de le questionner, le représentant de la société turque a explosé de colère en disant qu'il avait envoyé plusieurs emails et un rapport d'un expert international prouvant le défaut mais que la société autrichienne n'avait même pas daigné y répondre. Une fois sa colère exprimée, j'ai ajouté, avec un peu d'humour, "vous voyez qu'il y a toujours de l'émotionnel dans le business," car le business est conduit par des Hommes. Tous les participants ont rigolé, ce qui a détendu l'atmosphère et a permis à la société autrichienne d'expliquer son absence de réponse et reconnaître que sa réaction avait pû heurter son partenaire commerciale de longue date. 

Ce n'est qu'après cette étape, que la société turque a été prête à discuter d'une solution.

Cet exemple illustre parfaitement deux choses:

1) le fait que les émotions sont intrinsèquement liées à toute relation humaine et ne sont pas cantonnées aux relations privées et;

2) si les émotions ne sont pas exprimées et reconnues, le conflit ne peut pas être vraiment réglé.

Comprendre cela est un premier pas vers la résolution des conflits qui peuvent jalonner la vie.

Quel est l'impact des émotions lors d'un conflit ?

Lorsque tout se passe bien dans un couple, sur le lieu de travail, ou entre partenaires commerciaux, les émotions sont généralement positives et les émotions négatives, même si elles sont présentent, ne sont pas alimentées et sont pour la plupart digérées et compensées par les émotions positives.

On se concentre ainsi sur ce qui va et on considère que notre relation avec l'autre est satisfaisante.  En revanche, lors d'un conflit, le curseur est déplacé et on se focalise ce qui ne fonctionne pas, alimentant et exacerbant ainsi les émotions négatives (ressentiment, sentiment d'injustice, d'humiliation, de rejet, de non prise en considération, etc…) et les comportements délétères à la relation en question (jeux de pouvoirs, culpabilisation de l'autre, évitement, etc.). Ces émotions et comportements sont énergivores pour tout le monde, même pour celui qui se croit en position "dominante".

De plus, ils ont des effets négatifs voir définitifs sur la poursuite du couple, sur le rendement des employés, la bonne marche de l'entreprise et sur la continuation de la relation commerciale.  Un bon médiateur devra ainsi savoir travailler et jongler avec les émotions, tant négatives que positives.

Mais qu'est-ce qu'une émotion au juste ?

Selon les psychologues actuels, une émotion comprend cinq composantes que sont le sentiment subjectif (la peur, la colère, la joie, la honte, etc.), l’évaluation cognitive (évaluation de l’événement en termes de signification pour la survie et le bien-être de l’organisme), la réponse psychophysiologique (tremblement, accélération du rythme cardiaque, etc.), l’expression motrice (du visage, de la voix et des gestes) et la tendance à l’action (p. exemple le désir de s’enfuir ou d'attaquer).

Le sentiment n'est ainsi que la pointe visible de l'iceberg du processus émotionnelle. Mais certaines personnes présentent des difficultés à les exprimer, à les différencier et même à les identifier. Il est vrai que l'éducation n'encourageait pas, du moins jusqu'il y a peu, à être à l'écoute de ses émotions et de son corps et encore moins à les exprimer ! On est donc devenu des adultes un peu coincés, avec des mécanismes de défenses très présents, il faut le reconnaître. A l'extrême, on parle d'alexithymie dont souffrirait 15% de la population. Ce trouble concerne la lecture et l'expression des émotions (a = absence, lexis = mot, thymos = humeur, affectivité, sentiment, émotion) et serait d'avantage présent auprès des personnes souffrants de dépression.

En présence d'une personne qui a de la difficulté avec ses émotions, le médiateur devra être très attentif aux autres composants de l'émotion pour déceler celle qui est bien présente.

Je n'ai pas l'espace ici pour lister ici tous les outils que j'utilise pour aider les personnes à déterminer et exprimer leurs émotions mais j'en partage avec vous quelques uns. En sus de l'observation, j'encourage les personnes à se reconnecter à leur corps, à me décrire ce qu'elles ressentent physiquement, à donner une couleur à leur sensation. J'utilise également une liste des sentiments que j'ai élaborée au grès de ma pratique et des mes lectures que je parcours avec elles en procédant par élimination. Je m'appuie aussi et entre autre sur la théorie du DISC et les 4 types de personnalité selon le juriste et psychologue William M. MARSTON4 qui me permet d'adapter ma communication et de toucher la personne qui est en face de moi, avec des mots qu'elle comprend (selon sa personnalité) afin de lui permettre d'exprimer au mieux ses émotions.  

MARSTON a classer les humains dans 4 catégories selon leur comportement en fonction de leur environnement: dominant (rouge), influence (jaune), conformité (bleu), et stabilité (vert). Les rouges et jaunes sont vues comme des extravertis alors que les bleu et vert sont introvertis. Plus particulièrement, les rouges sont perçus comme recherchant l’efficacité, la rentabilité ; ils sont rapides, énergétiques mais peu portés sur les émotions, qui s’expriment toutefois rapidement. Les jaunes ont besoin, quant à eux, d’être en contact avec les autres ; ils sont enthousiastes, démonstratifs et parlent beaucoup. Les émotions sont faciles. Les bleus sont des personnes réservées, précises et réfléchies qui ont besoin de comprendre le pourquoi du comment. Elles ne s’épanchent ainsi pas facilement sur leurs émotions. Les verts sont calmes et attentionnés, coopérants et fiables ; ils ont tendance à se laisser submerger par les émotions. Cet outil est très utile dans les conflits intra-entreprise notamment.

Est-ce que tout le monde a les mêmes émotions ?

Dans les années 1980, le psychologue Robert PLUTCHNIK a développé une roue des émotions comprenant 8 émotions de base (la joie, l'attirance, la peur, la surprise, la tristesse, le dégoût, la colère et l'anticipation) qui augmentent en intensité lorsque l'on se rapproche du centre, et qui s'opposent par paires. Les émotions secondaires, selon PLUTCHNIK serait le mélange de deux émotions de base.

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D'autres psychologues ont partagé cette théorie des émotions de base ou primaires qui seraient présentent dans toutes les cultures, bien que leur nombre ait pû varier selon les courants.

L'universalité des émotions primaires a été remise en question ultérieurement lors de l'analyse du langage de différents peuples éloignées, comme à Thaïti où il n'existerait pas de mot pour dire "tristesse" ou "émotion" ou les esquimaux Ukta dont le langue ne prévoit aucun terme pour dire "colère" ou un sentiment analogue.

Que l'émotion soit innée ou acquise culturellement, le sentiment, qui est l'extériorisation reste quelque chose de subjectif, propre à chacun.

En effet, en tant que médiateur, l'on constate régulièrement qu'un même événement peut déclencher deux émotions différentes chez deux personnes distinctes ou chez une même personne à deux moments différents ou encore deux émotions contradictoires au même moment chez une même personne.

Les professeurs et psychologues suisses, David SANDER et Klaus R. SCHERER expliquent cela en faisant valoir que l'évaluation de l'événement dépend des motivations et des valeurs d'un individu à un moment donné.

Les aspects culturels, de classes sociales et de génération sont donc à considérer par le médiateur car faisant varier les émotions d’un individu à l’autre sur un sujet déterminé. Un divorce suscitera d’avantage d’émotions liées à la honte par exemple selon que les époux viennent d’Inde ou de Suisse, qu’ils soient fortunés ou pauvres, jeunes ou âgés.

Si donc tous les individus peuvent ressentir les mêmes émotions, le médiateur ne pourra pas se borner à nommer l'émotion ressentie. Il faudra dans chaque cas analyser le type d'émotion vécue par le participant, les raisons de cette émotions et les valeurs de l'individu qui sont touchées par celles-ci. J'irais même plus loin. Ces éléments devront être communiqués oralement par les participants à la médiation. Cela peut bien sûr se faire par étape (discussions lors de caucus d'abord, puis en session commune). Ce n'est que de cette manière que les parties pourront vraiment, pour les uns, être enfin compris, pour les autres, comprendre la réaction de leur époux, collègue, patron, partenaire, etc.

Quelle est l’origine des émotions ?

Comme on l'a vu, les émotions sont influencées par notre culture, notre milieu familial, le groupe dans lequel nous évoluons, mais elles sont influencées surtout par notre enfance.

Lorsque nous venons au monde, nous sommes des êtres fragiles qui dépendons totalement de nos parents pour tous nos besoins (se nourrir, avoir un toit sur notre tête, recevoir de l'affection, être en relation, être en sécurité, etc.). Cette fragilité sera diminuée ou augmentée selon la manière dont nos parents vont répondre à nos besoins. En fonction de leurs réactions à nos demandes, bienveillante ou malveillante, adaptée ou inadaptée, nous allons ressentir des blessures.

La psychologue et auteure Lise BOURBEAU a déterminé les cinq grandes blessures vécues par l'humain durant l'enfance, à savoir, le rejet, l'abandon, l'humiliation, la trahison et l'injustice. Le rejet peut avoir été ressenti par un enfant non désiré ou par un enfant qui a fait l'objet de remarques dures ou a subit la colère régulière d'un parent à son encontre. Un enfant a pu se sentir abandonné par exemple si les parents partent travailler tous les jours ou lors d'un divorce, lorsque l'un des parents coupe la relation avec celui-ci, etc.

Loin de moi l'idée de dire que nous sommes entourés de mauvais parents. Les parents ont également été des enfants avec leurs propres blessures et doivent gérer, en sus de leur vie personnelle et parfois professionnelle déjà prenantes, tellement d'autres aspects (organiser la nounou pour le petit, aller chez le dentiste pour le grand, faire les courses, trouver un cadeau d'anniversaire, réunir les documents pour la déclaration d'impôt, répondre à l'invitation de la voisine, …). Il est juste impossible d'être parfait et d'être à 100% tout le temps avec tout le monde, malgré tout l'amour qui est porté aux enfants.

Si ces blessures activées pendant l'enfance ne sont pas guéries à l'âge adulte, elles forment comme des bleus invisibles sur lesquels viennent appuyer, parfois sans le vouloir, notre conjoint, notre supérieur hiérarchique, le réceptionniste, le vendeur de voiture, dans leur communication ou leurs remarques.

Souvent, ce sont des mots ou des événements qui paraissent insignifiants qui réactivent ces blessures et nous font exploser de colère ou de tristesse, sans que l'on comprenne forcément tout de suite d'où cela vient.

C'est là qu'une partie de la responsabilisation des individus dans le conflit entre en jeu à mon sens, car chaque individu a sa part de responsabilité dans la survenance du litige et dans sa réaction vis-à-vis de ce dernier.

En travaillant avec les participants d'une médiation sur les émotions intenses qu'ils vivent à travers le conflit et sur leurs réactions, - généralement en séance individuelle - j’essaie, si c'est le cas, de leur faire réaliser que leurs émotions étaient peut-être disproportionnées, que cet excès n'a pas été compris par l'autre et que cette réaction a été si forte parce que l’autre à juste appuyer sur une partie blessé du participant. J’essaie également de faire réaliser au participant la réaction en chaîne qui s'en est suivi chez l’autre.

De la même manière, les participants sont amenés à déterminer quels ont été leurs besoins non satisfaits qui a provoqué une telle émotion, besoins parfois bafoués déjà dans l'enfance (non reconnaissance, absence de valorisation, manque d'écoute, etc.) ayant créer les types de blessures précitées et qu'est-ce qu'ils pourraient mettre en place pour y remédier.

Lorsque le besoin nécessite la participation de l'autre, comme par exemple le besoin de reconnaissance de son travail, la personne est encouragée, durant la médiation, a exprimer de manière bienveillante sa blessure et sa demande vis-à-vis de son besoin.

En conclusion, et vous l'aurez compris, le thématique de l'émotion en médiation est très large et je n'ai pas la prétention d'avoir traité chacun de ses aspects. J'espère que cet article vous aura permis de comprendre le rôle prépondérant des émotions dans le cadre d'un litige et le travail minutieux que doit faire le médiateur dans l'aide qu'il apporte durant le processus de médiation. S'il n'est pas un psychologue, loin s'en faut, le médiateur doit néanmoins maîtriser les concepts élémentaires des émotions et les outils pour permettre à tout individu en difficulté de les définir et de les exprimer, sauf à mettre en péril la résolution du conflit.

Bibliographie

David SANDER et Klaus R SCHERER, Traité de psychologie des émotions, 2009, p. 9, 46, 160 à 186

Peter SIFNEOS, The prevalence of "alexithymic" characteristics in psychosomatic patients. Psychotherapy psychosomatics, 1973, p. 22, 255-262; 

Jean Louis PEDINIELLI, l' alexithymie: un traitement particulier des affects et des émotions ?, 2000, p. 3, En français : Solange CARTON, Catherine CHABERT, Maurice CORCOS, Le silence des émotions, - Clinique psychanalytique des états vides d'affects, 2013

William M. MARSTON, Les émotions des gens normaux, 2012

Jean L. Briggs, Never in anger: Portrait of an Eskimo family, 1974

Lise BOURBEAU, les 5 blessures qui empêchent d'être sois-même, 2000